Prendre le temps, quelques minutes, même en étant lancé dans un sprint infernal. Chaque mercredi, un skipper s’attache à répondre à nos questions, à revenir sur les défis du moment et évoquer l’intensité de la course. Après Charles Caudrelier et Tom Laperche, c’est Thomas Coville qui se prête au jeu. Actuellement en prise avec des conditions particulièrement engagées dans l’océan Indien, le skipper de Sodebo Ultim 3 fait preuve d’une incroyable capacité de résistance. Avec sa faculté à mettre en perspective, à prendre du recul, il raconte ce combat-là, les ressources qu’il mobilise et le talent dont il fait preuve dans cette lessiveuse à énergie et à émotions. Notre conversation en a offert un petit aperçu : elle a coupé plusieurs fois, Thomas a toujours rappelé avant de compléter l’entretien par des réponses en audio. Comme l’impression qu’il faut réussir chaque mission, même quand elles paraissent périlleuses…
Récemment, vous disiez que l’océan Indien était celui que vous redoutiez le plus… Est-ce que cela se confirme ?
“C’est l’océan qui mélange le plus de masses d’air différentes. D’un côté, il y a l’air froid de l’Antarctique sur cette ligne entre Cape Town et le Cap Horn. De l’autre, l’air qui descend de l’Afrique, de Madagascar et de la Réunion. On doit progresser dans ce couloir-là avec des masses qui ne sont pas homogènes, qui se rencontrent, qui génèrent des phénomènes violents et très erratiques. Il faut parfois l’opportunité, le talent et la chance dont fait Charles (Caudrelier) pour passer cet océan en restant à l’avant d’un front né en Amérique du Sud, mais c’est rare. Cela n’empêche pas de rien lâcher, on sait tous que la route est encore longue !”
Pouvez-vous expliquer votre position actuelle ?
“Nous sommes à l’arrière d’un front, depuis trois jours, avec une mer forte et du vent très changeant… Je n’ai pas une “grosse mer”, seulement trois à quatre mètres de houle, mais c’est très perturbé. J’ai pensé que je pouvais enchaîner avec Charles et Tom, mais l’avarie de foil est survenue au mauvais moment (même s’il n’y a jamais de bon moment). Désormais, il faut s’adapter à cette mer cassante, à ces conditions rudes. Là, il y a une tempête tropicale qui oblige à faire du Nord. Il faut une porte de sortie. On n’est pas à mi-course, il faut rester humble. Ici, on se sent tout petit. Et avec nos bateaux très gros et très grands, on ne peut pas se laisser griser par la vitesse.”
“Hormis le foil, j’ai un bateau en super état”
On a appris, dimanche, que vous aviez eu une avarie sur votre système de descente de foil tribord… Vous disiez que vous étiez confiant sur votre capacité à réparer ?
“J’ai effectivement eu ce problème mécanique qui m’empêchait de naviguer avec ce foil et qui m’a fait perdre le contact avec Charles et Tom. Il a fallu sécuriser le foil, travailler plusieurs heures à envisager et évoluer un système pour le réparer. C’est plutôt à terre qu’une solution a été trouvée. J’ai la chance d’être avec une équipe extraordinaire. Cela ressemble un peu à Apollo 13 : tu es tout seul, avec quelques outils, ta main, ta tête et ton énergie… On a commencé une réparation qui nécessite des moments plus calmes. J’œuvre en petite fourmi, à chaque fois que je peux. Et j’espère que cela me permettra de retrouver l’usage de mon foil tribord. Cela fait partie des “petites et grosses misères” d’un tour du monde.”
C’est quoi les “petites misères du bord” ?
“Il faut entretenir le bateau, faire attention à chaque détail. Hormis le foil, j’ai un bateau en super état, je peux encore jouer avec et j’ai du plaisir à être à bord.”
Justement quand est-ce qu’on ressent le plaisir à bord ?
“C’est une question de terrien ! Le plaisir est mélangé à la frustration parfois, il vient aussi du bonheur d’avoir résolu un problème, l’énergie collective, la rage que tu as pour que cela fonctionne… C’est un plaisir immense quand cela marche. J’ai démonté entièrement une pompe l’autre jour. Quand cela fonctionne à nouveau, tu es super heureux ! Ce n’est pas une affaire de tableau Excel, le plaisir, c’est beaucoup plus complexe, beaucoup plus fort. Ce sont des situations qui engendrent ces petits plaisirs.”
“Fragile, fatigué, hyper connecté et hyper lucide”
Qu’est-ce qui aide à tenir ? Dans une vidéo ce mercredi matin, vous convoquiez le souvenir de votre mère…
“Oui, parce qu’elle était douce, simple. Elle se nourrissait de petites choses : aller au marché, rencontrer des gens, se faire plaisir avec un bouquet de fleurs et avec un foulard, quelque chose de simple. Parfois, j’avais du mal à comprendre pourquoi j’allais dans les mers australes, mais quelque part, je vais chercher la même chose qu’elle, cette simplicité. Cette simplicité, cette émotion se trouve dans chaque pas, chaque décision : un albatros que l’on croise, une lumière, une accélération dans une vague. J’avance en essayant de remporter plein de petites victoires avec le souvenir de cette femme qui continue de m’inspirer. Je sais que c’est de l’ordre de l’intime quand on est dans mon état, on est à la fois fragile, fatigué, mais aussi hyper connecté et hyper lucide.”
Qu’avez-vous ressenti en apprenant l’avarie de Tom Laperche (SVR-Lazartigue) ?
“Chaque fois qu’il y a une avarie, tu ne te réjouis jamais. Tu as tout le temps peur. Tu te dis “et le prochain, ce sera qui ?” Cette obsession, ce traumatisme de l’avarie est permanent et il fait partie de notre vie, de notre carrière. On a eu une conversation avec Tom (Laperche) quand on ne naviguait pas loin. C’est un garçon incroyable, il a marqué les esprits, il va marquer sa génération. Son début de course a été exceptionnel. Je le connais depuis tout petit, donc, il y a des choses qui ne m’ont pas surpris et des choses qui m’ont impressionné ! Et je sais que Tom fera de nombreux tours du monde.”