D’ici le départ dimanche à 13h02, la météo qui promet un début de course conforme à la légende, sera la préoccupation numéro un des 138 skippers. Mais au coup de canon, 45 d’entre eux vivront leur course un peu différemment puisqu’en Ultim 32/23, Ocean Fifty, Rhum Multi et Mono, le routage est autorisé pendant la course. Un enjeu considérable chez les pros des Ultim 32/23 et Ocean Fifty et une sécurité évidente dans les catégories Rhum qui ne sont régies par aucune règle de classe. Explications.
Il est loin le temps où les skippers récupéraient les cartes météo à l’aéroport auprès de l’aviation civile, compulsaient les statistiques (pilot charts), pour finalement jeter une pièce en l’air entre routes Nord et Sud vers la Guadeloupe.
Cette stratégie au doigt mouillé a laissé place à une approche scientifique de la météo. Les logiciels de routage utilisent les polaires de vitesse, les prévisions sorties de différents modèles météorologiques (américain, européen,…) pour calculer la route idéale vers Pointe-à-Pitre en Région Guadeloupe.
Des modèles pas du tout altérés, comme on l’entend parfois, par le changement climatique : « Ce sont des évolutions de très longue période, alors que nous travaillons dans l’instant, explique Jean-Yves Bernot, le pionnier du routage qui accompagnait déjà Philippe Poupon… en 1986. Les modèles ont même beaucoup progressé depuis dix ans. Ils sont très faciles d’accès, presque gratuits avec nettement plus de données traitées » précise celui que l’on surnomme encore « le sorcier ».
Chaque skipper partira donc dimanche matin avec un scénario très précis des premiers jours de course. Préparés par des spécialistes de la météo, les « road-books », ces représentations synthétiques des points clés de la stratégie, seront stockés dans l’ordinateur de bord. Aux marins ensuite de réactualiser le scénario. En chargeant des fichiers météo pour lancer de nouveaux routages, confronter les modèles, détecter les décalages dans le temps entre la prévision et la réalité…
Une question légitime de sécurité.
Ce travail chronophage s’accorde très mal avec l’état d’urgence dans lequel se trouvent en permanence les skippers de multicoques. Erwan Le Roux (Koesio) qui résume ça très bien dit que « le routage permet de débrancher le cerveau ! ». En multicoque en solitaire, il en va d’abord de la sécurité, comme l’explique Hervé Lurton qui va suivre son fils Thomas, skipper de Moxie – Bâti-Armor : « Tom n’y va pas pour gagner et il faut que je l’envoie si possible dans des conditions qui restent maniables pour lui et le bateau (le trimaran en bois moulé vainqueur de la Transat anglaise 1980 NDLR). Il reste débutant et j’ai sa mère derrière ! » sourit celui qui fût le tacticien de Francis Joyon dans les années ORMA.
Chez les amateurs, le routage relève généralement du coup de main et c’est souvent le copain du copain maîtrisant météo et logiciels qui s’y colle… Il en va tout autrement dans les classes professionnelles où les routeurs s’associent de façon durable et en exclusivité avec au maximum un marin par classe. Tous les grands noms de la discipline sont au rendez-vous : Jean-Yves Bernot travaille à nouveau pour François Gabart (SVR Lazartigue) et Erwan Le Roux, le néerlandais Marcel Van Triest avec Armel Le Cléac’h (Maxi Banque Populaire XI) et Sam Goodchild (Leyton), l’américain Stan Honey avec Charles Caudrelier (Maxi Edmond de Rothschild), l’australien Will Oxley avec Thomas Coville (Sodebo Ultim 3), Dominique Vittet avec Yves Le Blévec (Actual Ultim 3), Christian Dumard qui s’occupe de Francis Joyon (Idec Sport)…
Au fil des années, ces grands noms ont fait des petits. Formés par les anciens à l’image de Julien Villion qui a appris le métier avec Jean-Yves Bernot et route aujourd’hui de son côté Sébastien Rogues (Primonial). Ou des anciens navigateurs comme Erwan Tabarly, Thierry Douillard ou des entraîneurs comme Tanguy Leglatin qui ont aussi acquis une véritable expertise dans le domaine.
Routeurs et routards.
Dans les équipes les plus performantes, le routeur travaille systématiquement en binôme avec un régatier qui a navigué sur le bateau. Dans la cellule météo organisée chez Mer Concept pour SVR Lazartigue et Koésio, Jean-Yves Bernot retrouvera non seulement Tom Laperche, skipper remplaçant de François Gabart, mais aussi Yann Eliès, ancien co-skipper d’Erwan Leroux.
Avec au moins quatre sorties de fichiers météo par 24 heures, deux cerveaux valent mieux qu’un pour ne jamais perdre le fil. « Lalou (Roucayrol) descend en voiture en Espagne et il va me router en compagnie d’Alex Pella, raconte Quentin Vlamynck, le skipper d’Arkema. Ils s’installent dans le bateau de croisière d’Alex au port de Dénia et feront leurs quarts comme en course ! »
Dans la grande majorité des cas, routeurs et skippers communiquent par écrit. La messagerie Telegram a succédé à WhatsApp « car elle ne nécessite pas l’usage du téléphone et c’est elle qui est la plus légère en datas, explique Yves Le Blévec. Les messages arrivent par écrit, on peut les lire sur l’écran de l’ordinateur et parfois, l’échange se fait par note vocale ce qui laisse le temps de l’écouter avec l’oreillette lorsqu’on a un moment »
A quel rythme ? C’est variable répondent les skippers, mais dans les moments stratégiques, les messages peuvent s’enchaîner à raison de plusieurs fois par heure, pour caler un empannage, négocier un grain ou s’assurer que le bateau est bien passé derrière un front. « Ce sont mes yeux, moi je suis le pilote. A moi de tenir les moyennes qui collent à leur stratégie » résume Eric Péron (Komilfo) à propos d’Erwan Tabarly et Gaston Morvan qui s’occupent de sa trajectoire.
Les marins seraient-ils devenus des marionnettes ? Certainement pas. La preuve avec l’expérience d’Armel Tripon, vainqueur en 2018 en Ocean Fifty, grâce à son option Sud. « C’était un peu chaud en timing et il fallait vraiment aller vite pour réussir à passer, se souvient le Nantais qui repart cette année sur Les P’tits Doudous. Ma cellule de routage me disait de faire de l’ouest mais je n’avais pas envie d’y aller. Je suis allé dormir trois fois 20 minutes pour avoir les idées claires. J’ai de nouveau regardé les fichiers, renvoyé de la toile et c’est passé sur le fil. Je n’ai eu qu’un front à passer quand les autres dans l’ouest en ont eu quatre et le lendemain, j’étais aux Canaries ! »
La mer plus que le vent.
En multicoque, l’étude du vent ne saurait se distinguer de l’analyse de la mer. « C’est un élément majeur dans le choix des routages, confirme Armel Le Cléac’h. On dégrade énormément les polaires si on considère que la mer est défavorable. C’est très variable selon la période et l’angle de croisement entre houle et mer du vent… Mais disons qu’au-delà de trois mètres, on commence à être gênés pour voler correctement ».
Au passage du front qui attend les concurrents sur le proche Atlantique lundi, les hauteurs pourraient être bien supérieures, six à sept mètres, selon les modèles … « Est ce préférable d’aller dans trois mètres en rallongeant la route pour naviguer à 27 nœuds. Ou est ce qu’il faut rester sur une route plus directe dans six mètres de vagues et marcher à 20 nœuds ? Interroge Charles Caudrelier. C’est comme traverser Paris : tu passes par le Périph’ ou par l’intérieur ? » nous expliquait le skipper du Maxi Edmond de Rothschild la semaine passée.
Mais parfois, le périphérique est en travaux et les skippers ne peuvent pas couper aux bouchons. Une situation de blocage qui pourrait rendre bien tapageuses les quarante-huit premières heures de course…