Prendre le temps, quelques minutes, même en étant lancé dans un sprint infernal. Chaque mercredi, un skipper s’attache à répondre à nos questions, à revenir sur les défis du moment et à évoquer l’intensité de la course. Aujourd’hui, échange avec le leader incontesté, Charles Caudrelier. L’avance du skipper du Maxi Edmond de Rothschild s’est considérablement creusée, il s’est offert le record au Cap Leeuwin, le record de l’océan Indien… Pourtant, ces faits-là ne l’intéressent pas. Il sait que son avance peut fondre à la moindre avarie, il sait que la météo, si favorable, peut subitement l’être beaucoup moins. Charles laisse entrevoir une autre facette, davantage esthète des trajectoires et de la vitesse que compétiteur acharné. Il livre avec sincérité sa part de champion à lui, là-bas sur l’océan, tout en s’employant à réaliser quelque chose de grand.
On a l’impression que, ces derniers temps, tous les voyants sont au vert !
“Oui, il y a beaucoup de voyants au vert mais il y a toujours un warning au-dessus de ma tête. Je sais que ce qui est arrivé à Tom (Laperche) peut m’arriver, que je peux casser une pièce, subir une avarie. Les bateaux sont fatigués par un demi-tour du monde. On n’est jamais allé aussi loin ! Mais je me sens en forme, j’ai de bons enchaînements, l’énergie du premier, la chance de ne pas être stressé par le classement… C’est une situation idéale mais c’est un sport mécanique, il y aura toujours des aspects qui ne se maîtrisent pas.”
“Je suis sur le frein tout le temps.”
Le fait de pouvoir se ménager, c’est un luxe ?
“En tout cas je ne suis pas sur une tentative de record parce que je suis sur le frein tout le temps ! Quand je dépasse les 40 nœuds, je me fais engueuler par mes routeurs ! Je pourrais aller 4 nœuds plus vite mais c’est un tour du monde, c’est long. Il faut veiller au phénomène de cavitation sous l’eau qui peut provoquer des microfissures sur les appendices. Or, plus on va vite, plus l’effort est monstrueux… Il ne faut pas prendre de risque et savoir ménager la bête.”
Vous avez battu plusieurs records, est-ce que ce sont des données qui vous intéressent ?
“Non, je ne regarde même pas les temps. Je ne veux pas rentrer dans ce jeu-là, c’est dangereux. Après, je n’aurai pas une traversée du Pacifique aussi bonne que celle de François et sa remontée de l’Atlantique avait été vraiment canon ! Mais il ne faut pas se tromper d’objectif : ce serait idiot de tirer sur le bateau et de casser. Je ne me bats pas contre le chronomètre, même si ça fait parler et même si ça pourrait me faire un peu plaisir.”
“Moi aussi, j’ai eu une emmerde par jour.”
Quelle est la tendance des prochains jours ?
“Là, j’ai vingt-quatre heures encore tranquille avec une mer plate avant de retrouver de la mer plus formée pendant 12 à 24 heures. Peut-être que je vais faire du Nord pour l’éviter. Ensuite, la fin du Pacifique est un peu compliquée avec un système à contourner et je ne sais pas encore où passer. L’arrivée au cap Horn devrait être pas mal même si ça peut vite être violent. Tant que je ne suis pas au nord des îles Falkland, c’est difficile d’être sûr de ce qui va m’arriver.”
À vous écouter, vous semblez plutôt en forme…
“Oui je le suis ! Même quand Tom me poussait en début de course, j’avais réussi à trouver le bon équilibre entre sommeil et performance. Là, je suis davantage dans la gestion, c’est relaxant et parfois un peu ennuyeux. Mais ça me sourit, j’ai une bonne étoile pour l’instant ! Après, on l’a provoqué cette chance. On savait qu’il fallait batailler pour arriver dans l’Indien en premier parce que ça pouvait « partir par l’avant ». L’équipe a aussi réalisé un très bon travail parce que je n’ai jamais eu besoin de ralentir pour réparer. J’ai bricolé un peu et moi aussi, j’ai eu une emmerde par jour. Ce sont des détails mais à 35 nœuds, ce n’est pas facile à résoudre !”
“Ce qui me plaît, c’est de dérouler ma copie.”
Et quand vous vous ennuiez, vous faites quoi ?
“Cela fait trois à quatre jours que je dors plutôt pas mal, je nettoie mon bateau. J’ai essayé de regarder des films, j’ai commencé à lire un peu sur ma tablette mais j’ai un peu de mal… Quand je me détends, j’ai des scrupules. En plus, ma couchette est légèrement inclinée et ça fausse mes sensations, j’ai l’impression tout le temps de gîter, j’ai du mal à sentir mon bateau… Et puis j’ai eu mes petites galères : j’ai un capteur de dérive qui ne fonctionne plus et je dois la régler aux sensations. Ce sont des trucs un peu agaçant mais ça ne m’empêche pas d’avancer !
Pour terminer, est-ce que vous vivez des moments de plaisir ?
“Je ne suis pas quelqu’un de très contemplatif. Parfois, il y a quelques belles lumières mais globalement il fait gris, il y a du brouillard, de l’humidité, de la buée et je ne sors pas vraiment dehors… Ce qui me plaît, c’est plus de dérouler ma copie, d’optimiser ma trajectoire, de choisir les bonnes voiles. J’apprécie aussi beaucoup anticiper, avoir un coup d’avance. Ce qui m’anime, c’est davantage la manière que le résultat. Je prends vraiment plaisir à mener mon bateau. Je sais d’où je viens, l’envie que j’avais de faire cet exercice-là, d’en avoir eu peur aussi, de le faire pour moi aussi. Et que le bateau soit bien géré et d’en être là, à plus de la moitié du parcours, c’est très satisfaisant.”